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Lettre d’Albert Carteron

aux Prêtres du Diocèse de Lyon

1958

 

 

 

 

MON ROLE DE PRETRE

 

 

 

Je voudrais adresser ces quelques lignes à mes confrères dans le Sacerdoce pour leur expliquer en toute simplicité comment, depuis dix ans, j'avais compris la responsabilité que m'avait confiée le Cardinal. La matérialité des faits, au sujet de la minime « histoire » du Prado, a été exposée par Son Eminence dans son communiqué de Rome. Inutile d'y revenir. Mais les confrères ont droit à une explication loyale sur mon attitude et ma conduite.

 

 

 

I.         DEUX PRINCIPES ONT TOUJOURS REGLE MA CONDUITE

 

 

1°- Ne jamais rien faire sans en référer à mes supérieurs et au Cardinal. Leur faire régulièrement un compte rendu détaillé sur mon activité.

 

J'ai eu plusieurs fois à modifier cette dernière lorsque mes Supérieurs me l'ont demandé. Ces modifications, j'ai toujours essayé de les faire très loyalement. Je peux donc dire que mes Supérieurs portent autant que moi la responsabilité de mon activité sacerdotale. Je suis toujours resté psychologiquement prêt à tout stopper immédiatement, si mes Supérieurs me l'avaient demandé.

 

2°- Aux yeux des Algériens auprès desquels l'Eglise m'envoyait, toujours apparaître comme « délégué de l'Eglise » ; jamais comme un « franc-tireur ».

 

Si je voulais résumer ces deux principes, je dirais : me tenir étroitement uni à l'Eglise pour, d'une part, rester perpétuellement sous sa lumière, et, d'autre part, faire endosser par l'Eglise l'entière responsabilité de ma présence auprès de nos frères algériens. J'aurais considéré comme un échec, si j'étais apparu aux Algériens comme un « individuel », travaillant en dehors du mouvement de l'Eglise. Je voulais pouvoir répondre « oui » aux deux questions qu'ils me posaient parfois :

-      « Toi, tu penses cela, mais tes confrères, pensent-ils comme toi ? »

-      « Tes chefs t'approuvent-ils ? »

 

C'est pourquoi l'attitude du Cardinal, de Mgr Ancel, de Mgr Dupuy, dans « l'affaire du Prado », a eu un retentissement que vous ne pouvez soupçonner, retentissement qui est allé jusqu'aux extrémités du monde afro-asiatique : « Albert Carteron disait vrai ! Les chefs de son Eglise étaient avec lui et lui était avec eux ! » Rester en liaison avec mon Evêque, pour me faire  « contrôler ». Rester aussi en liaison avec mes confrères dans le Sacerdoce, pour qu'ils soient dans la course avec moi, autant que moi. Plusieurs fois, lorsque je sentais que je n'étais pas suivi par les autres prêtres ou que je flairais que les confrères risquaient d'être bernés et induits en erreur par la presse ou le « chauvinisme nationaliste », je prenais (certes à contrecœur, car j'aurais beaucoup préféré ne jamais être connu), je prenais le bâton de pèlerin et je faisais le tour des cures du diocèse, je participais aux réunions d'Archiprêtré, je me glissais dans les sessions d'aumôniers pour mettre les confrères dans le coup, pour les éclairer et leur permettre de s'élever au niveau de la catholicité dans l'Eglise.

 

Egalement, et pour la même raison, quand je le pouvais, je mettais mes amis algériens en relation avec la hiérarchie et avec les confrères, cela dans le double but :

-      d'une part, mettre ces amis algériens en contact personnel avec l'Eglise ;

-      d'autre part, permettre à la hiérarchie et aux confrères d'avoir comme moi et avec moi une information directe sur le « problème algérien », information directe à laquelle rien ne pouvait suppléer.

 

 

 

II.      COMMENT SUIS-JE ENTRE DANS LE « PROBLEME ALGERIEN ? »

 

 

En 1948, dans la paroisse du Saint-Sacrement, où j'étais vicaire, vivaient environ 3.000 travailleurs algériens (la caserne de la Part-Dieu à elle seule en « hébergeait » 2.000). Je n'avais à cette époque aucune idée sur les problèmes algériens ; mais la misère matérielle et morale de ces hommes nous avait bouleversés. Je dis nous, c'est-à-dire le clergé de la paroisse. Nous avons commencé à leur apprendre le français. Nous avons essayé de monter une petite école du soir. Nous leur cherchions des logements, nous avions le souci de les mettre en contact simple et fraternel avec les Français du quartier, etc., etc. Mais le travail nous paraissait immense. Nous sentions qu'il faudrait, pour être logiques, apprendre à mieux les connaître ; et, pour cela, savoir leur langue, connaître leur pays, leurs coutumes et surtout mieux comprendre leurs souffrances et leurs aspirations. Le travail de dépannage que nous avions entrepris nous paraissait trop superficiel.

 

J'ai alors commencé à apprendre l'arabe. Mais au bout d'un mois j'y ai renoncé. Il n'aurait fallu faire que cela. Etant vicaire d'une paroisse, je n'avais pas le droit d'abandonner le reste de mon ministère. Ma fonction de vicaire qui était pour tout le monde m'interdisait de ne me consacrer qu'à une minorité. J'ai donc essayé [note 1] de me retirer discrètement de cet « à côté » de mon ministère. Pendant plus d'un an j'ai pratiquement tout laissé tomber, pour revenir à mon ministère paroissial. C'est alors que, sans que je l'eusse demandé ni souhaité, Son Eminence a voulu me confier le problème d'accueil et d'hospitalité posé dans son diocèse par les 30.000 travailleurs nord-africains (en majorité algériens) qui s'y trouvaient. Cette responsabilité m'a effrayé ! A quarante ans, se remettre à apprendre une nouvelle langue et quelle langue ! abandonner le « monde ouvrier » que j'aimais, que je connaissais bien pour entrer dans un autre peuple, une autre civilisation... Mais le Cardinal, conscient de son rôle d'Evêque, m'avait dit en substance : « Il y a dans mon diocèse 30.000 musulmans dont j'ai en fait la responsabilité devant Dieu, puisqu'ils sont mes « hôtes », qu'ils travaillent et habitent dans mon diocèse. Personne ne pense à eux. Voulez-vous porter avec moi cette responsabilité ? Je vous la confie, faites ce que vous pouvez ! Nous n'avons pas devant Dieu le droit de les « ignorer ». Je n'ai posé au Cardinal qu'une seule condition : « Avant de se préoccuper d'un problème, il faut le connaître ! Laissez-moi donc deux ans pour cette information ; il ne faut pas se moquer d'eux ! »

 

 

 

III.     

 

 

J'ai alors fait table rase de tout ce que je savais, sauf de mon Evangile et de la Théologie. Je me suis mis docilement et humblement à l'école de ce monde, nouveau pour moi. Depuis ce jour, je me suis considéré comme le « délégué de l'Eglise auprès d'eux ». Un petit fait vous fera mieux comprendre mon attitude : après deux ans de voyage en Afrique du Nord, deux ans d'études, de lectures, après avoir essayé d'apprendre la langue arabe, de connaître la théologie musulmane, les mœurs africaines, j'ai voulu me mêler à cette masse de « pauvres ». Je me suis embauché comme manœuvre balayeur, au milieu des autres manœuvres balayeurs arabes. Au bout d'un mois un haut fonctionnaire de la préfecture de Constantine, ayant appris qui j'étais, m'a fait expulser de mon travail et du village où j'habitais et a dit approximativement au Vicaire Général dont je dépendais : « Cet abbé n'a le droit de se mêler fraternellement aux Arabes comme il le fait que comme indicateur de police [note 2] » Le même jour, lorsque mes compagnons de travail ont appris mon expulsion et ne sachant toujours pas qui j'étais, l'un d'eux — celui que j'avais repéré comme un « meneur » — m'a dit confidentiellement : « Dis-nous qui tu es ? Malgré la confiance instinctive que nous avons eue en toi, nous nous sommes perpétuellement demandé si tu n'étais pas un indicateur de police. Aujourd'hui, nous voyons bien que tu n'en es pas un. D'où sors-tu ? » Je lui ai répondu : « Oui, je suis bien une sorte d'indicateur, non pas de police, mais un indicateur de... Dieu ! Mon chef religieux de Lyon m'a dit : « Il y a chez nous une masse de travailleurs d'Afrique du Nord ; nous avons envers eux le devoir sacré d'hospitalité. Or, la première démarche d'hospitalité envers quelqu'un c'est de le connaître. Va donc dans leur pays, vois ce qui s'y passe. Etudie leurs problèmes à fond. Et viens ensuite nous rendre compte ! » Mon camarade de travail m'a embrassé : « Merci », a-t-il dit. De retour dans la région lyonnaise — après deux ans — que faire ? C'était en 1952.

 

-      30.000 hommes, employés la plupart dans les travaux les plus durs et les plus malsains, 90 % d'illettrés logeant la plupart dans des taudis.

-      Dans leur pays une misère à faire frémir. 700.000 pré-chômeurs (c'est-à-dire 700.000 chefs de famille qui n'ont jamais trouvé de travail) les trois quarts ne faisant qu'un repas par jour.

-      Des gosses  à demi-nus,  au  visage  ridé,  comme  des  vieillards.

 

Certaines personnes me conseillaient de faire du « social » : bureau de placement, centre d'hébergement, cours du soir, etc. Mais que pouvais-je faire d'efficace ? La détresse matérielle était si grande dans ce milieu d'émigrés algériens ! Je n'avais pas de moyens matériels et financiers sérieux ! Et puis le réservoir de la détresse était là-bas, en Algérie, réservoir sans fond ! Or moi, j'étais en France, à Lyon. Par ailleurs, j'avais découvert chez ces hommes que leur immense misère matérielle n'était rien à côté de leur misère morale, de leur misère psychologique ; de la double faim qui les tenaillait, la plus cruelle n'était pas leur faim de pain, mais leur faim de dignité. Leur souffrance « morale » immensément plus grande que leur souffrance « économique ». Enfin, mon voyage en Afrique du Nord m'avait ouvert des horizons insoupçonnés : 30.000 Algériens dans la région lyonnaise. Ces 30.000 Algériens étaient liés aux 20 millions de musulmans d'Afrique du Nord. Ces 20 millions de Nord-Africains étaient eux-mêmes liés aux 400 millions de musulmans d'Afrique, du Proche-Orient et de l'Extrême-Orient. Ces 400 millions de musulmans étaient eux-mêmes liés au milliard et demi des peuples sous-développés, ceux qu'on a pris l'habitude d'appeler les « peuples de Bandoeng ».

 

-      J'avais découvert que ce qui pouvait se passer à Lyon, à Saint-Etienne ou à Roanne, dans le milieu des émigrés algériens, se répercutait à travers une caisse de résonance jusqu'aux extrémités du monde afro-asiatique.

-      J'avais découvert que le moindre geste d'un prêtre de Villefranche, d'un militant chrétien de Rive-de-Gier, ou d'un évêque de France, était connu et commenté jusqu'en Syrie, en Irak, au Soudan.

-      J'avais découvert la place unique de l'Algérie dans l'évolution du monde et la place providentielle des émigrés algériens de la région lyonnaise : ces hommes venus chez nous, poussés par la faim, avaient pratiquement une double culture, culture arabe et culture française. Ils étaient au carrefour de l'Orient et de l'Occident, de l'Europe et de l'Afrique. Leur pays, l'Algérie, était une vraie plaque tournante entre les mondes et les civilisations, entre l'Eglise et l'Islam. Vraie plaque tournante ! ou plutôt vrai pont-levis qui pouvait rester baissé ou au contraire se relever et ne laisser subsister qu'un fossé de sang et de haine !

-      Du coup je découvrais la « supra-nationalité » de l'Eglise. « Je voudrais une Eglise sans Occident », disait un Noir ayant séjourné en France.

-      Et je comprenais mieux ce qu'avait de providentiel ce contact unique entre l'Eglise et l'Islam, et cet espoir de Paix et de fraternité entre les peuples qu'était en fait la présence de ces 40.000 musulmans algériens dans notre région lyonnaise.

-      La « classe ouvrière occidentale », qui m'avait jadis attiré parce qu'elle m'apparaissait comme la « masse des plus pauvres », quand je la comparais maintenant à ces peuples sous-développés, me faisait presque figure de classe... « privilégiée » !

-      J'avais découvert qu'il y avait en fait moins de différence au point de vue niveau de vie entre un ingénieur et un ouvrier de France qu'entre ce même ouvrier, même manœuvre, et l'un quelconque de ces pré-chômeurs de Constantine, de Biskra ou de Sétif.

 

 

 

IV.      

 

 

Donc, revenu à Lyon en 1952, au milieu de ces 30.000 émigrés algériens, que faire ? La conviction essentielle à laquelle j'étais arrivé, c'était que les hommes et surtout que les « pauvres » ont une horreur instinctive de tout ce qui sent le paternalisme. Ils veulent prendre eux-mêmes en main leurs propres affaires. Il ne faut jamais faire le travail à leur place ! [note 3]

 

C'est alors que j'ai réalisé que mon rôle était double :

 

1°- Vis-à-vis de la Hiérarchie, des confrères et des chrétiens : les informer sur le problème posé par la présence au milieu de nous de 30.000 émigrés nord-africains (en grande majorité algériens). Etre auprès de l'Eglise comme le haut-parleur de ces « pauvres du XXe siècle ». Faire retentir dans l'Eglise la voix de ces « hôtes » lyonnais. Tourné vers l'Eglise, sans jamais se lasser, parler, crier la souffrance de ces hommes afin que pas un seul prêtre, pas un seul chrétien, ne puisse ignorer la misère matérielle et surtout morale de ces hommes, leurs aspirations à la dignité, au respect et à la liberté. Informer l'Eglise.  Et  ensuite  laisser chaque  prêtre,  chaque  chrétien, chaque groupement, chaque mouvement inventer ce qu'il pourra, dans le domaine social, dans le domaine politique, ou sur quelque plan que ce soit, pour remédier à cette situation.

 

En même temps, et pour pouvoir remplir correctement ce rôle d'informateur de l'Eglise, rester le plus possible, et le plus intimement possible, en contact avec ces émigrés algériens (et dans ce cas, ce n'est pas le nombre de contacts qui importe, mais leur profondeur). Non plus parler, prêcher, informer, mais les écouter, les comprendre. Etre auprès d'eux l'oreille maternelle, attentive, de la Mater Ecclesia. Comprendre ! Je  me  disais   parfois : « si   un  jour  ces  hommes   pouvaient   dire «  l'Eglise  catholique  nous  a  compris  »,  je  ne  dis  pas  approuvés, mais compris, j'estimerais que ce jour la moitié de ma « mission » auprès d'eux a été accomplie. Et cela toujours en gardant ostensiblement contact avec le reste de l'Eglise, allant quotidiennement célébrer la messe à l'église paroissiale, récitant consciencieusement mon bréviaire au milieu de mes amis [note 4], pour qu'ils me prennent, je le répète, non pas pour un « franc-tireur », mais pour un prêtre catholique comme les autres.

 

2°- Parallèlement à ce travail d'information dans l'Eglise et de découverte du monde algérien, j'avais une autre attitude. C'est l'attitude que, me semble-t-il, doit avoir tout aumônier catholique. Lorsque l'Evêque dit à un de ses prêtres : « Je vous charge du milieu étudiant, ou bien du milieu ingénieur, ou bien du milieu paysan, ou bien du milieu ouvrier... », que fait ce prêtre ? Commence-t-il par faire des « asiles de sans-abri », des « œuvres sociales », des « bureaux de placement »... que sais-je encore ? Il se dit : « Je suis envoyé à tel milieu. Je dois d'abord le connaître. Je dois ensuite en découvrir les lignes de force, les cadres naturels, les aspirations profondes, l'idéal vers lequel la Providence semble orienter ce milieu. » Il essaie de s'appuyer sur les éléments dynamiques de ce milieu, sur ses éléments sains. La règle d'or restant toujours : le travail du semblable sur le semblable. Par eux, pour eux, avec eux. Rechercher et soutenir les bonnes volontés, encourager toutes les initiatives fraternelles. Faire monter les meilleurs comme levain de la pâte, faire réfléchir... Bref, essayer d'imiter l'action de l'Esprit de Dieu : « Lava quod est sordidum, riga quod est aridum, sana quod est saucium, fove quod est frigidum, rege quod est devium... » Toutes proportions gardées, c'est ce que j'ai fait depuis dix ans...

 

Depuis des années, j'ai pu connaître, aimer, les meilleurs d'entre eux. Cela répondait à leur désir puisque, dès qu'ils rencontraient un « gars bien », généreux, dévoué, pur, loyal, fraternel, pensant « promotion collective », ils me le présentaient, me mettaient en contact avec lui. Et à mon tour, je lui faisais rencontrer des gens « bien » de chez nous !... Récemment, ayant refusé de mettre tel d'entre eux en contact avec des chrétiens, ne le trouvant pas à la hauteur de l'idéal que j'avais de l'Algériens ils m'ont dit : « Toi, tu voudrais qu'on soit tous des saints ! » « Exactement, ai-je rétorqué, je vous estime trop pour accepter d'agir autrement. » Peu à peu se sont créés ainsi des liens fraternels, puissants, entre les meilleurs de chez eux et les meilleurs de chez nous. « On vous trouve de partout » me reprochait un policier scandalisé. On me trouve de partout !... Mais surtout là où il y a le plus de misère. On me trouve de partout !... Mais surtout là où il y a des bonnes volontés à soutenir. On me trouve de partout !... Mais surtout là où il y a le désir de monter spirituellement, socialement, moralement, fraternellement. Et toujours dans le respect scrupuleux de leurs croyances  religieuses  et  de  leurs   opinions  politiques.

 

-      Au point de vue religieux, je n'ai jamais accepté de polémiquer, ou même de discuter religion.

-      Au point de vue politique, j'étais à côté d'eux comme homme de Dieu, qu'ils optent pour « Français à part entière », « intégration », « désintégration », « loi-cadre », « assimilation », « personnalité algérienne », « Algérie française », « Algérie libre », « F.L.N. », « M.N.A. », « béni oui oui »...

 

« La presse vous accuse d'être en relation avec des cadres politiques, avec des « chefs »...

Pour ma part, je n'ai jamais participé à aucun mouvement politique, aucune réunion politique, je n'ai jamais été affilié à aucune organisation que ce soit, je n'ai jamais parlé en réunion publique. Que ces hommes fassent de la politique, c'est leur droit. Qu'ils aient un prêtre à côté d'eux, c'est aussi leur droit ; surtout quand ce prêtre leur a été envoyé par son Evêque. Ce prêtre n'a pas à juger leurs options politiques. Au plus, s'ils le lui demandent, peut-il les aider à « juger » spirituellement, moralement, fraternellement leur action, les aider à « se juger » spirituellement, moralement. Et cela avec toute la délicatesse et le tact qu'exige la présence de ce prêtre catholique auprès d'amis musulmans.

 

« Mais ces hommes sont peut-être des anti-français », disent certaines personnes ! « C'est trahir son pays que de rester en contact avec eux. » D'abord il faudrait savoir s'ils sont vraiment « anti-français » ! Ce que je suis en droit de mettre en doute après dix ans d'expérience : ils sont loin d'être, comme disent les journaux, des « anti-français ». « Ce n'est pas la France en tant que telle que nous haïssons, mais un régime injuste que nous combattons » disent-ils. Mais admettons même qu'ils soient « anti-français » ! L'Eglise, elle, est « supra-nationale ». Elle estime qu'elle n'a pas le droit d'abandonner même les « anti-français ». Et un prêtre catholique, sans pour cela, naturellement, renier sa propre patrie et travailler contre elle, ne doit-il pas arriver à être prêtre, entièrement prêtre, même auprès d'hommes qui se diraient anti-français ? L'essentiel est qu'il soit envoyé par son Evêque et contrôlé par lui [note 5].

 

-      « Avant de venir en France, je croyais que les prêtres n'étaient que des aumôniers d'armée d'occupation », disait un Noir.

-       « Avant de venir en France, disait un gars de l'Aurès, on m'aurait dit : « prends un fusil et tape dans le tas ! », je l'aurais fait sans hésiter... ; maintenant je ne suis plus capable de prendre un fusil : j'aurais trop peur de toucher un bon ! » (et, ô ironie du sort, cet homme a été arrêté, il y a bientôt un an, comme « dangereux terroriste » et envoyé en camp de concentration en Algérie).

-      Un jour on m'a présenté un gars de 35 ans, le type de l'agitateur politique professionnel. Notre premier contact a été froid. « Tu verras, m'a dit celui qui me l'a présenté, c'est un riche type ; il faut que tu le connaisses ! » Par la suite, j'ai eu l'occasion de lui faire rencontrer des prêtres et des militants chrétiens. Au bout de quelques semaines, il est venu me trouver. « J'ai l'intention de faire venir à Lyon un copain, commissaire politique en Kabylie. Il faut qu'il rencontre les chrétiens français que je connais. Quand il repartira dans le maquis, il ne pourra plus être raciste contre les Français, et il pourra aider les « frères » à rester humains. »

 

 

 

V.         

 

 

Si nous reprenons maintenant les cas concrets, peut-être comprend-on mieux mon rôle de « prêtre d'une Eglise supra -nationale », envoyé par l'Evêque auprès des émigrés algériens du diocèse.

 

 

Quels sont les faits qu'on me reproche ?

 

a) En 1954 (remarquez bien la date !) voici ce qu'il y avait sur ma fiche des « renseignements généraux »    de Lyon   : « A des contacts avec des nationalistes ; pousse les Algériens à se syndiquer ; personnage très dangereux. » C'est ce rapport qui est à l'origine de mon expulsion de Constantine.

 

b) Il y a plus d'un an, un inspecteur de la D.S.T. [note 6] m'a reproché d'avoir logé chez moi, pendant plus d'un an, un travailleur algérien qui, après avoir quitté Lyon, serait devenu un « chef ».

 

c) « L'histoire du Prado ».

 

Une équipe de jeunes Algériens prennent en charge d'organiser, comme l'ont dit les journaux, une véritable Sécurité Sociale au profit des détenus, de leurs familles et de leurs enfants. Le but n'était pas immoral. Même ce travail « social », j'aurais pu en accepter la responsabilité en tant que prêtre ; c'est ce qu'essaie de faire un curé de paroisse en période de grèves. Mais, fidèle aux principes de ne jamais faire de paternalisme, je me suis contenté de féliciter, d'encourager une initiative fraternelle et humaine. Et, à ces jeunes gens, j'ai trouvé un local, c'est tout [note 7]. Si j'avais, avant de leur rendre ce service, fait une enquête sur leur appartenance politique, et que j'eusse subordonné ce service matériel aux résultats de cette enquête, je serais sorti de mon rôle de prêtre et j'aurais estimé « avoir fait de la politique ».

 

d) Un jeune ménage d'étudiants m'a demandé de lui trouver un logement. Jeunes mariés, lui couchait chez un copain, elle ailleurs. Je suis arrivé à leur trouver quelque chose, même à leur faire avoir un bail. Fallait-il m'enquérir au préalable de leurs opinions politiques ? Et même, les aurais-je connues... Mon Evêque m'a envoyé à tous les Algériens : tout Algérien a le droit de dormir ; en lui, c'est, un besoin humain ; c'est donc l'homme qui doit m'intéresser en lui et non le militant politique. « L'Eglise supra-nationale » est au service de l'homme, de tout homme et de tout l'homme.

 

Voici, à ce sujet, les principes que m'avaient donnés mes Supérieurs :

 

1°- Aider moralement, spirituellement et matériellement, tous les Algériens, dans leurs besoins humains (logement, nourriture, travail, etc.), sans m'occuper de leurs «idées » et de leur « action.

 

2°- Refuser catégoriquement toute aide en matière spécifiquement politique, à plus forte raison toute collaboration à des actes de violence.

 

 

 

VI.      

 

 

En terminant, aux prêtres que préoccupe le problème des émigrés nord-africains, je conseille de lire : Les prêtres français et le problème des Algériens émigrés en France.

 

Ces notes répondent à la question : « Nous, prêtres de paroisse, aumôniers d'Action Catholique, quelle attitude devons-nous avoir envers les travailleurs d'Afrique du Nord que les circonstances de notre ministère peuvent nous amener à rencontrer ? »

 

Je m'excuse si certaines expressions de cet exposé ont pu heurter certains. Qu'ils veuillent bien me le pardonner. Je n'ai eu qu'un but en écrivant ces pages, c'est d'exposer le plus loyalement possible et le plus fraternellement possible à mes frères dans le Sacerdoce quelle a été mon activité depuis dix ans. Et c'est avec joie que je remercie par avance tous ceux qui voudront bien m'adresser leurs remarques et leurs suggestions.

 

Priez pour moi,

Lyon, le 28 novembre 1958.

 

Carteron

 

 

 

PS. — En montant à l'Archevêché porter cette lettre au Cardinal Gerlier, j'ai rencontré un Algérien de ma connaissance ; je lui ai dit : « Ça tombe bien ! Veux-tu lire ce texte et me dire ce que tu en penses... » Il l'a lu attentivement, a réfléchi quelques minutes, puis m'a dit : « Il y a deux choses sur lesquelles tu n'as pas suffisamment insisté :

 

1°- Nous ne sommes pas des « anti-français » ; nous avons trop souvent souffert du racisme pour devenir racistes à notre tour !... Si nous étions anti-français, nous serions des racistes. Le racisme est un péché contre Dieu et contre l'homme. Nous ne sommes pas non plus contre la France. Quel dommage pour elle et pour nous, si nous étions définitivement coupés d'elle. Nous avons besoin de la France économiquement et culturellement. La France a besoin de nous. Les Algériens sont seulement des hommes qui luttent contre un régime injuste. Ils sont prêts à donner leur vie pour la liberté, la dignité et le respect. En cela, ils ne font que mettre en pratique ce que l'école française leur a appris. Malheureusement, plus cette guerre se prolonge, plus le fossé s'agrandit entre les Français et les Algériens. Pour le plus grand malheur des uns et des autres.

 

2°- Si les Algériens, malgré cette guerre atroce, n'éprouvent pas de haine pour tout ce qui est français et ne mettent pas tous les Français dans le même sac, ils le doivent, pour une part, à leur propre effort d'ouverture en direction de toutes les familles spirituelles françaises et à cet effort tenace pour dialoguer avec elles. Mais ils le doivent aussi, pour une grande part, aux milieux chrétiens qui, par leur souci de la dignité humaine, leur largeur de vue et leur courage, ont mérité l'estime et l'amitié des Algériens. De puissants liens d'amitié et de compréhension se sont tissés entre les milieux chrétiens et les Algériens... Je voudrais que tu leur dises publiquement notre respect. Et dans ces marques de respect, la personne du Cardinal Gerlier a une place toute spéciale. »

 

 

 

NOTES

 

(1) A regret, je l'avoue, car plus je pénétrais dans ce monde africain, plus je l'aimais ; de puissants liens de fraternité s'étaient déjà créés entre lui et moi.

 

(2) Si je pouvais ouvrir une parenthèse, je dirais qu'une des choses qui m'a le plus peiné dans cette curieuse « affaire du Prado », c'est la réaction raciste et chauvine de certains ouvriers et prolétaires  de France. Ce qui m'a également beaucoup peiné depuis deux ans, au moment des nombreuses fouilles et rafles opérées par la police dans les rues, les cafés, les garnis, les bidonvilles algériens, ce sont les réactions anti-arabes d'ouvriers et de prolétaires de France. C'était la première fois que l'on voyait des ouvriers et prolétaires sympathiser sans gêne avec les C.R.S. et les gardes mobiles, parfois même les encourager à la dureté et à la violence. Je ne leur jette pas la pierre à ces ouvriers, la faute en est en grande partie à la grande presse... d'information. Je demande pourtant instamment à tout militant ouvrier chrétien de relire ce qui était dit en mars dernier aux militants A.C.O. de Lyon : Le problème algérien et le monde ouvrier occidental.

 

(3) Ouvrons une deuxième parenthèse et revenons à cette « histoire du Prado ». Le comique (je dirais presque le vexant) de l'affaire pour ceux qui me connaissent, a été d'apprendre que le P.Carteron dirigeait d'immenses « œuvres sociales ». Tous savent bien que je respecte trop mes amis algériens pour avoir voulu faire le travail à leur place. Ils sont suffisamment majeurs pour s'administrer eux-mêmes.

 

(4) Certains seront peut-être surpris de m'entendre parler de mes amis algériens ; et cependant le terme n'est même pas exact, je devrais dire mes frères algériens. Car leurs joies sont devenues mes joies, leurs souffrances mes souffrances, leurs humiliations mes humiliations. Un journaliste a cru bon de m'appeler le « curé arabe » ; ce qualificatif, je l'accepte avec joie et fierté !

 

(5) A ceux qui pourraient s'étonner de ne pas trouver, dans les lignes qui précèdent, un jugement sur la guerre d'Algérie et une condamnation de toutes ses horreurs, je tiens à dire sans équivoque combien je compatis à toutes les douleurs et à toutes les larmes causées par cette guerre et combien je réprouve, d'où qu'elles viennent, toutes les atrocités qui s'y commettent. J'ai toujours considéré comme un devoir grave pour moi de prêcher, à temps et à contretemps, aux Français et aux Algériens, le respect de la vie et de la dignité humaine. Je crois être en cela resté fidèle à ma qualité de Français et avoir travaillé à donner à ma patrie le « visage humain » qui doit être le sien.

 

(6) Un homme d'ailleurs correct et Intelligent. Je profite de cette petite note pour vous affirmer que, contrairement à ce qui a été publié récemment, les Algériens ne mettent pas tous les policiers dans le même sac. Plusieurs fois, j'ai entendu, à côté de tel camarade qui avait subi des « sévices physiques et moraux » graves, d'autres affirmer :

- « Moi je n'ai pas été torturé ».

- « Moi, pendant que j'étais à genoux, entièrement nu, obligé de tenir à bras tendu une chaise au-dessus de ma tête, au bout de deux heures, un policier chargé de me donner des coups de cravache si je faiblissais m'a dit : « Repose-toi un moment, assieds-toi ; quand tu entendras « l'autre » revenir dans le couloir, tu te mettras à genoux ! »

-     « Moi, pendant qu'un policier me torturait, un autre lui a dit : « C'est pas étonnant qu'on t'a expulsé du Maroc, brute comme tu es ! »

-     Et les Algériens de conclure : « Vous voyez qu'il ne faut pas mettre tous les policiers dans le même sac ! »

 

(7) Une seule fois, j'ai eu affaire à eux au point de vue argent : dans un quartier de Lyon, un groupe de chrétiens avait découvert une jeune algérienne dans une grande misère. Son mari avait été arrêté quelques mois plus tôt, elle avait un tout petit bébé — une grande détresse cachée. Ces chrétiens m'ont alerté, que faire ? Je n'avais pas d'argent. Je leur ai demandé de faire eux-mêmes leur possible. Je me suis ensuite mis en relations avec un responsable de ce « service social ». Je l'ai moi-même amené auprès de cette femme. Devant moi, il lui a donné 20.000 francs et lui a promis de venir chaque mois lui apporter ce qu'il pourrait.